La femme caïman.
—Maintenant que tu m’en parles, je m’en souviens, c’était à Cannes, un jour vers 17 heures. Nous sortions d’une galerie de tableau, située à quelques mètres de cette brasserie chic sur la croisette et les jambes, un peu alourdies par le piétinement incessant de cette journée de visite, nous nous sommes installés en terrasse, en attendant l’arrivée d’une amie.
—C’est ça ! Souviens-toi, nous avions jeté un œil sur une toile de Maurice Utrillo, une œuvre trop parfaite pour être vraie.
—Pour ces messieurs-dames, ce sera ?
—Deux thés glacés s’il vous plaît avec deux tartelettes aux pommes.
—Parfait, je vous amène le thé et les pâtisseries.
Pour une fois, Léa était à l’heure. Elle prit un siège en commandant un café.
—Belle journée ! Je sors du syndicat d’initiative où je me suis renseignée sur les choses possibles à voir par les touristes du week-end que nous sommes.
C’est alors que je me retournais et vit, assis derrière moi, un personnage silencieux, étrange et immobile. C’était une femme âgée qui fixait la mer dans son lointain sans n’y voir autre chose que son triste passé. Elle sirotait à petits traits un cocktail à la mode des années 80, de couleur bleue. Ce blue lagoon tranchait étrangement avec le métal de ses yeux verts, sans expression.
Mais, ce qu’un seul regard ne pourrait jamais oublier, c’était sa peau, une peau tannée par des heures, des mois et même des années de surexposition solaire. La peau d’un vieux reptile assoupi.
Des rides profondes parcouraient son visage semblant en être la triste armature et toujours ce regard inexpressif… D’une élégance à la mode ancienne, elle semblait plongée dans un étrange sommeil, bien qu’on comprenne vite qu’elle dormait aux aguets.
Cinq minutes plus tard, je me retournais à nouveau et constatais que son siège était vide.
Je réglais alors le garçon en lui demandant.
—Vous connaissez la dame qui était assise derrière moi ?
—Bien sûr ! Qui ne connaît pas la comtesse, sur la Croisette !
—Moi, je le crains !
—La comtesse Kalinska serait une noble descendante du tsar Nicolas II et elle vit en France depuis très longtemps. Il se dit même qu’elle serait arrivée dans notre pays cachée dans le coffre d’une calèche, encore bébé.
—Oui, ce n’était pas hier !
Il revint après avoir encaissé une commande d’Irish coffee.
—Après une vie tumultueuse où elle aurait survécu en pratiquant tous les métiers et elle aurait atterrit à Cannes dont elle n’aurait jamais bougé.
Le garçon s’inclina devant une starlette qui ondulait sur le trottoir et poursuivit.
—La comtesse loue une chambre à l’année à l’hôtel que vous voyez sur la place et très régulièrement, elle passe chez nous vers 16 h 30 où elle nous commande un verre.
—Elle me semble très seule.
—Seule, oui et non, en fait, elle connaît beaucoup de monde, surtout dans la communauté russe de notre ville.
—Des descendants d’émigrés ayant quitté la Russie après la révolution bolchevique ?
—C’est ça, des cuisiniers, des chauffeurs de taxi ou des employés d’hôtel, tous Russes ou Ukrainiens ! Mais on m’a raconté aussi qu’elle aurait perdu son amant, un sous-lieutenant embarqué sur un navire Ukrainien, l’homme se serait noyé en mer noire, à quelques encablures d’Odessa.
—Noyé ! Un officier de marine qui aurait péri en mer alors que précisément, la mer était son univers ? Cette hypothèse sur la fin tragique de son beau navigateur n’a pas dû être facilement comprise par la comtesse ! Ruiné, humilié, il s’est suicidé.
Le garçon réapparut, son plateau chargé de vaisselle et conclut.
—Cette histoire est-elle vraie ou a-t-elle été inventée, moi je n’en sais rien ! Ce que je vois c’est qu’on l’appelle la comtesse et qu’elle commande tous les jours un cocktail en regardant la mer…
—Elle m’a tout de site évoqué un crocodile qui attendrait sa proie.
—Elle aurait un désir de vengeance en se souvenant des méandres de sa triste vie ?
—J’ai vu dans son sac briller un pistolet en argent…