Rue Cortot

 

 

Dans le grand salon, Gustave Perrotin, légèrement affalé dans le moelleux de son fauteuil Chesterfield dégustait son cognac préféré, accompagné ce soir des volutes d’un odorant barreau de chaise. Après une longue réflexion, il avait extrait de sa belle cave à cigares en loupe d’orme, un Davidoff, sa référence en matière de Havane. Pas trop gros, sans être ridicule, il ne l’aimait pas ce cigare, il l’adorait !

Pour une fois, ce soir, il était seul, il avait libéré son personnel et Madame Perrotin s’était faîte conduire en taxi au théâtre des variétés où elle devait assister à la représentation d’une pièce de boulevard.

Gustave Perrotin détestait toutes ces œuvres faciles héritées de Labiche, dont le thème ne variait pas d’une once ; le mari, la femme et l’amant ! Et puis surtout, ce soir, il était heureux car il était vraiment seul, sans les bavardages et les récriminations de Catherine et sans les images de sa télévision.

Il bailla sans retenue, c’était le bonheur, l’extase sur terre ! Il terminait doucement son deuxième cognac quant il sortit de ses réflexions béates pour consulter l’heure sur son portable. Il rigola alors bêtement.

—Minuit, l’heure du crime ! Ici, un crime, ça m’étonnerait, nous sommes super bien protégés, l’alarme surveille la maison, même en notre présence.

C’est à ce moment précis qu’il sursauta en entendant grésiller la sonnette de la porte d’entrée. Un coup et c’est tout !

—Quelle tête d’oiseau, elle aura encore oublié ses clefs !

Il se leva sans abandonner son Davidoff et gagna l’entrée dont il ouvrit la porte machinalement.

—Tu as aimé la pièce ?

Dans l’obscurité, il n’aperçut pas la, silhouette de sa femme, mais buta sur un paquet qui traînait à ses pieds.

Il s’accroupit pour ramasser l’objet insolite et c’est alors que de terribles pleurs se firent entendre.

—Mais je rêve ! Il y a un gosse là-dedans.

Il rejoignit la cuisine avec le colis et le bébé qui hurlait de plus belle. Encore sous le choc de sa découverte, il posa le tout sur la table.

C’est alors qu’il sursauta en entendant claquer la porte d’entrée dont éclairage le fit sursauter.

—Chéri, c’est moi, tu es à la cuisine ?

—Oui, viens voir, c’est incroyable !

Catherine Perrotin prit le temps de retirer son manteau et de le suspendre à la patère de l’entrée, puis, sans se presser, ouvrit la porte de l’office.

—Mais que me racontes-tu ? Je m’absente deux heures et il se passe ici des choses incroyables, me dis-tu ?

—Regarde !

Face à elle, sous une couverture crasseuse, s’agitait un nourrisson, qui depuis quelques minutes ne criait plus, mais gesticulait comme un beau diable.

—Mais c’est quoi ça ?

—Tu le vois comme moi, c’est un cageot avec un nourrisson dedans. On a sonné, je suis allé voir et j’ai trouvé ce colis. Par contre, l’expéditeur avait déjà pris la fuite !

—Et que comptes-tu en faire ? Je te rappelle que les enfants ou les animaux, je n’en veux pas chez moi. Remets ce colis et son contenu où tu l’as trouvé.

—C’est pas possible ! La nuit, la police et demain le personnel. Non assistance à nourrisson en danger ! On risque la prison.

—Débrouille-toi, prends une décision pour une fois, dans ta vie !

Gustave Perrotin, tassé dans son fauteuil réfléchissait. Garder cet enfant, lui il n’aurait pas été contre, mais pour sa femme, la terrible Catherine, il n’en était pas question. Elle n’avait jamais voulu s’encombrer de tout le matériel accompagnant la maternité et la simple vision d’une femme, poussant un landau, dans sa rue, entraînait chez elle, des réflexions désobligeantes.

—Tu l’as vue, celle-là avec son attirail, et en plus, dans notre quartier où tout est en pente ! Elle souffle comme un bœuf !

Perrotin, répétons-le, aurait aimé avoir autour de lui une vraie famille avec des enfants, avec de la vie, mais voilà, Perrotin était un faible ! Un faible d’une espèce particulière car, dans son entreprise, c’était autre chose. Au bureau, il cultivait une image de patron impitoyable, redouté de ses employés et adulé de ses affidés. Ses rares compagnons de route qui se comptaient sur les doigts d’une main, il les choisissait parmi ses plus proches collaborateurs, c’étaient ceux qui pouvaient se prévaloir d’être du premier cercle.

Un jour, après une stupide controverse avec la redoutable Catherine, il s’était arrêté devant la glace du couloir qui menait à la salle d’eau du premier étage et avait contemplé son visage bouffi, affaissé par des décennies de nourriture trop grasse et de manque d’exercice. Il s’était alors entendu dire au personnage qui le dévisageait.

—Perrotin, tu n’es qu’un lâche, au moins, le sais-tu ?

Et puis, il avait continué son chemin, la tête basse, résigné comme d’habitude.

Le soir de la découverte du colis, poussé par un besoin pressant, il avait gagné les WC et attristé par le faible débit de son jet urinaire, il avait ajouté pour lui-même.

—Garder cet enfant, mon pauvre Perrotin, tu ne peux pas y prétendre, d’ailleurs, si une inconnue l’a déposé, cette nuit sur tes marches, c’est pour te narguer, car ici tout le monde sait bien que ta Catherine est incapable du moindre sentiment, du moindre don de soi ! Ta femme, ce n’est pas une femme, c’est une monstruosité !

Il était lentement sorti des toilettes, les yeux battus et devant la glace, il avait du subir une nouvelle attaque de sa conscience.

—Alors, si tu es au courant de son épouvantable caractère, peux-tu m’expliquer pourquoi tu restes avec elle, avec cette montagne d’égoïsme ?

—Je l’ai déjà dit plusieurs fois, si je reste, c’est certes par lâcheté, mais aussi parce que, je sais très bien que les parts de l’entreprise lui appartiennent. Si je file, ce sera, totalement déculotté !

Le couple avait laissé l’enfant et son cageot dans la cuisine et, en sortant de la pièce, Perrotin en avait éteint la lumière. Il s’était assis dans le salon, face à Catherine, qui feuilletait un magasine féminin, muette et les lèvres pincés. Gustave, était totalement concentré et semblait réfléchir.

Il avait maintenant une idée assez précise de ce qu’il fallait faire et d’ailleurs, ce qu’il allait faire, c’était maintenant ! Sans attendre, le menton déterminé, il se leva.

Dix minutes plus tard, notre homme, vêtu de son grand manteau gris, coiffé de son feutre et porteur du fameux colis, réapparaissait au salon où il annonçait d’une voix claire.

—Je sors, tu peux aller te coucher, ne m’attends pas.

 

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