Salve Régina

 

 

Constance aimait plus que tout, les quelques heures de liberté que lui accordait le couvent, deux fois par semaine. Accompagnée de son homologue novice, l’adorable Catherine, elle avait le loisir de franchir la porte de l’enceinte et toutes deux arpentaient alors Montmartre en semi-liberté. Deux heures à chaque fois et pas une minute de plus !

 Ce statut de novices leur permettait en effet de sortir, hors de la clôture, dans les rues de Montmartre, pour rendre de menus services au couvent. Ainsi les voyait-on faire des courses alimentaires à la Superette voisine ou compenser un manque de pains du petit déjeuner à la boulangerie de la rue des Saules.

Les deux jeunes femmes, on s’en doute, accomplissaient ces missions extra-muros avec joie et il n’était pas rare que les habitants du quartier les surprennent au coin d’une rue entrain de s’esclaffer de rire pour de tout petits riens.

Ainsi passait la vie, semaines après semaines avec le rythme lent et monotone, propre aux habitudes, un jour succédant à un autre… Mais elles étaient jeunes et bientôt, leur curiosité fût plus forte que la répétition rituelle des trajets. Elles se hasardèrent donc à explorer plus loin, entre les stands des portraitistes, sur la trop célèbre place du tertre !

Ici, la population qu’elles croisaient n’était pas celle des montmartrois, majoritaires quelques rues plus loin. Sur ce carré, cerné des innombrables commerces de bouche, se tassaient des anglophones, des germanophones, des hispaniques, bref, des touristes de toutes couleurs et de tous poils. Face à ces visiteurs d’un jour, s'empressaient des peintres amateurs, mais aussi quelques autres, plus aguerris.

Ce qui était cruellement visible, c’est que ces professionnels du pinceau étaient tous désargentés, plus pauvres les uns que les autres !

Onze heures ! Les courses terminées, les deux jeunes sœurs décidèrent un jour de s’accorder quelques instants de liberté sur cette place pleine de vie et d’agitation colorée avant de regagner la rue Norvins et l’austérité de la clôture. Elles musardèrent un moment entre les stands et c’est alors qu’elles remarquèrent deux toiles agréablement colorées, c'étaient les oeuvres modestes d’un peintre qui semblait afficher la bonne cinquantaine. L’homme peignait manifestement des toiles d’inspiration post impressionniste qu’il exposait au regard des curieux, mais bien peu s’arrêtaient devant son étal.

Plantées devant le stand et après un instant de réflexion, Constance ne put s’empêcher de lâcher à sa collègue.

—Celui-là, c’est un véritable peintre et si je t’en parle, c’est parce que j’ai fait deux ans d’histoire de l’art, avant d’entrer au couvent.

—Et tu as abandonné ?

—Oui, j'ai abandonné ! Un jour je te raconterai. Regarde le trait du dessin sur celle-ci, on le discerne nettement sous la couche colorée. J'aime beaucoup cette toile représentant un buste de femme.

—Je n’avais pas remarqué, c'est vrai, on discerne le trait du crayon qui lui a servi d’esquisse.

—Souvent, un bon peintre, c’est avant tout, un bon dessinateur !

—Moi, tu le sais, je n’y connais rien, mais très vite, je sais dire si ça me plaît ou si ça me laisse indifférente !

—Et alors ?

—Alors vois-tu, j’aime ! J’aime la pudeur distinguée de ce visage de femme de quarante ans et j’y lis une réelle souffrance. Pourquoi une telle tristesse ? Je n’en sais rien, mais je suis sûr qu'au moment du travail de peinture, elle n’était pas heureuse.

—Malheureuse oui, mais vas savoir, ce n'est peut-être qu'une expression passagère ?

—Passagère, je ne crois pas. L’expression d’un visage transmise par le pinceau, en dit beaucoup sur le modèle et aussi sur le peintre.

Justement, le peintre sortait du restaurant tout proche, une tasse de café à la main.

—Bonjour mes sœurs, vous semblez vous intéressez à la peinture ?

—Bonjour monsieur, oui, à celle-ci en particulier, vous connaissez le modèle qui a servi à construire ce portrait ?

—Oui, le modèle, c’est ma femme, on peut dire plus exactement que je la connaissais car aujourd’hui, mon adorable Agnès a disparu !

—Oh pardon ! Veuillez excuser mon manque de réserve, mais ce visage, derrière un sourire de façade, semble refléter une telle détresse !

Le peintre posa sa tasse après avoir bu les dernières gouttes de son breuvage et renseigna un couple d’américains à la recherche de la rue Caulaincourt, enfin libéré, il revint vers les deux jeunes novices.

—Je l’expose pour montrer ce que je sais faire, mais il n’est pas à vendre.

Constance rougit un peu avant de répondre.

—Vous ne le savez peut-être pas, mais, dans notre confrérie nous faisons vœu de vivre dans le dénuement le plus complet et de ce fait, nous ne pourrions pas vous l’acheter !

—On ne vous empêche tout de même pas de le voir et de l’analyser. Vous avez le droit de vous servir de vos deux yeux et de choisir ce que vous aimez !

—Oui, certes !

Soudain, le visage du peintre devint très pâle, semblant refléter une grande tristesse.

—Agnès, dont vous avez ici une représentation, était mon épouse, elle est aujourd’hui décédée.

—Oh mon dieu, si jeune ! J’ai honte de vous faire évoquer une aussi pénible situation, alors que vous devez encore en souffrir.

—Il n’est pas une minute où je ne pense à elle, mais paradoxalement, je n’ai pas peur d’évoquer sa mémoire et parler d’elle continue à la faire vivre. Elle m'accompagne à chacun de mes déplacements !

Onze heures trente se mirent à sonner sous le clocher ventru de la basilique et sur les terrasses, le bruit des assiettes qui s’entrechoquaient, remplaça momentanément le caquetage des clients. Dans un savant ballet, des serveurs, terriblement pressés disposèrent le couvert des futurs convives. Brusquement, la place du tertre changea d’ambiance, plus de peintres, plus de portraits faits à la va vite, la vaste cantine du premier service venait de planter son décor.

Près de chez « La mère Catherine », les deux novices et le peintre poursuivaient leur conversation.

—Alors ça, c’est extraordinaire ! Au premier regard, vous avez été capable de discerner, sous les traits de mon pinceau, l'état d'âme de mon modèle !

—Oui, la tristesse profonde d’un être désemparé.

—Bravo ! Moi en préparant mes couleurs, je ne me souviens pas d'avoir lu autant de choses dans les yeux d'Agnès.

—Certainement aviez-vous d'autres préocupations. En tous cas, merci de nous avoir consacré ces instants et peut-être que ma facilité à lire dans vos toiles est un vieux reliquat de ma formation antérieure.

—Quelle était-elle, cette fameuse formation ?

—J’ai fait deux années l’histoire de l’art.

--- L'histoire de l'art, bravo !

---Mais vous savez, tout cela n’a en fait, pas grand-chose à voir. On a envie d’entrer dans une œuvre ou pas !

Le peintre se commanda un nouveau café et revint vers les deux jeunes femmes.

—Moi, pendant les dix jours où j’ai réalisé cette toile, je me suis concentré sur mon travail et je n’ai rien vu d’autre que le manque de qualité de ma peinture, j’étais une sorte d’automate égoïste, alors qu’il eut été facile de comprendre que ma femme n’était pas bien du tout.

Pour moi, sa tristesse était normale, car pour un modèle, rester des heures sans bouger, tout le monde sait que c'est particulièrement pénible.

—Retrouvait-elle sa gaîté et son élan de vie entre les séances de pause ?

— Non, pas du tout ! Agnès, à cette époque avait perdu toute joie de vivre et surtout, elle maigrissait.

L’homme se plongea à nouveau dans sa tasse de café et lorsqu’il releva la tête, elles constatèrent qu’il avait la voix cassée et les yeux embués.

—Nous avons pu encore profiter deux semaines ensemble où nous nous sommes beaucoup parlé, en évoquant les moments heureux de notre couple, mais aussi notre grande frustration de ne pas avoir réussis dans notre désir d’enfant.

—Certainement était-elle dépressive ?

—Oui, assurément. Elle était d’ailleurs suivie à ce sujet par un psychiatre ainsi que notre médecin généraliste et un gastro-entérologue.

—Sur le plan médical, elle était donc loin d’être isolée.

—Un jour, elle m’a forcé à m’asseoir, dans le salon de notre maison et elle m’a demandé de ne pas l'interrompre.

—Elle avait aussi la sensation que vous n’aviez pas assez d’échange.

—Certainement, mais pour être conscis, je vais vous relater les quelques mots qu’elle m’a sorti calmement, en me fixant dans les yeux.

—François, j’ai préféré repousser cette entrevue le plus longtemps possible. Peut-être pensais-je qu’attendre ne pourrait qu’arranger les choses et retarder toutes les échéances, bref régler le problème… 

—Mais de quoi me parles-tu ? Inutile de mettre la tête dans le sable, si tu veux me parler, vas-y, dis-moi.

—Mon amour, je vais mourir, pas tout de suite, dans deux ou trois mois tout au plus, mais c’est certain, je vais mourir !

—Voyons, ma chérie, tu es belle, tu es jeune, comment peux-tu me dire une chose aussi terrible !

—François, écoute-moi, je te le répète, je vais mourir.

Elle expliqua, les larmes aux yeux, mais la voix ferme que son absence de quelques jours, il y a deux semaines, contrairement à ce qu’elle lui avait dit, n’avait pas été motivée par une visite chez sa mère et que les appels téléphoniques qu’elle lui passait tous les soirs provenaient de l’hôpital de la Pitié où elle était hospitalisée pour y subir un bilan.

—François, je suis condamnée ! Un cancer digestif, diagnostiqué trop tard et non opérable. Le pancréas…

Tous les trois étaient maintenant attablés à la terrasse du restaurant. Les jeunes novices, pétrifiées par la cruauté de l'histoire qu’elles venaient d’entendre étaient restée muettes, mais soudain, Constance sembla se réveiller.

— Le malheur de votre couple nous a beaucoup émues et nous sommes vraiment contentes de vous avoir rencontré.  Dans quelques semaines, ma propre vie aura changé et peut-être qu’à ce moment, vous ne me reconnaîtrez pas, mais j’en suis certain, je reviendrai. sur cette place.

—Ce sera avec plaisir et si j’ai du mal à vous reconnaître physiquement, je suis certain que je n'oublirai pas votre voix.

—Elle est pourtant bien banale, cette voix ! Je voudrais vous servir de modèle pour la réalisation d'une madone, une maternité, si vous préférez.

—Avec un enfant ?

 —Je vous expliquerai mieux à cette époque. J’aimerais cependant vous dire, dès maintenant, que je souhaiterais appeler ce futur tableau, « Salve Régina ».

—« Salve Régina », pourquoi pas ! C’est solennel et mystérieux !

—Oui, mais pas seulement, c’est mystérieux et tendre …

 

Salve regina reduc